Des frottements en milieu académique ?

A l'examen de la polémique engagée autour de l'engagement de confidentialité de Paris 6, on comprend mieux pourquoi le ministre Claude Allègre refusait délibérément, lors de la controverse qui l'opposa au Canard enchaîné à propos de la chute des corps, d'admettre l'existence de frottements : ils sont l'obstacle, qu'il faut systématiquement et par tous les moyens éliminer, à la réalisation de sa politique. Politique qui génère d'autant plus de résistance qu'elle est incohérente !

L'Université Paris 6 avait décidé d'imposer la signature d'un engagement de confidentialité comme préalable à l'inscription en thèse. Cet engagement de confidentialité permettait à Paris 6 de s'approprier sans contrepartie les travaux de la thèse, lui imposait des clauses de secret, ces dispositions restant en vigueur deux ans après le départ du laboratoire. Outre le fait qu'il était juridiquement douteux (protégeait il alors les intérêts de l'université ?), cet engagement de confidentialité avait été jugé contraire à la démarche de la recherche, indépendamment des clivages scientifiques, politiques, et syndicaux. Près de 150 personnes, dont une grande majorité de doctorants, s'étaient donc réunies en assemblée le 21 septembre 1999 à Jussieu, puis avaient interpellées la présidence de Paris 6. Lâché par son ministre (Libération du 21/09/99), le président de Paris 6, Jean Lemerle, avait reculé, et laissait aux laboratoires la possibilité de signer un engagement de confidentialité (lequel ?) quand ils le jugeaient nécessaire.

Alors qu'il n'avait pas débordé de la rubrique "Société" de Libération, ce menu événement aurait pu en rester au stade de la gentille blague de potaches si quelques grands médias ( Figaro du 8/10/99, 20h de TF1 du même jour, Monde du 12/10/99) n'avaient été convoqués pour camoufler le recul de Jean Lemerle en martelant le bien fondé de mesures de confidentialité. Ainsi, le Figaro se livrait à un amusant bidonnage, laissant croire que la mobilisation avait lieu contre le retrait partiel de l'engagement de confidentialité concédé par la présidence... Dans une pleine page annoncée en couverture, Jean Lemerle invoquait, très sérieusement parait il, l'existence d'une "cinquième colonne" : " grande blonde " (quel misogyne !), espions utilisant des techniques de manipulations de l'ego démesuré des chercheurs, dans le but de piller l'Université. Face à cette armada, il se posait en bon père de famille vis à vis de ses chercheurs et de l'université, qu'il allait efficacement protéger grâce à un habile " dispositif ", basé sur une " vaste campagne d'information ", des " contrats de confidentialité ", et une ambitieuse politique de brevets qui comblerait le manque à gagner. Bien sûr, certains chercheurs (ces grands enfants !) s'avéraient hermétique à la " réalité économique ".

L'université n'est pas une entreprise !

L'engagement de confidentialité de Paris 6 est apparu conjointement aux discussions au Parlement de la loi sur l'innovation et la recherche, qui permet de développer des services d'activités industrielles et commerciales au sein de l'université. Dans ce contexte, l'argument du pillage du service public (utilisé par les syndicats pour protester contre le projet de loi) se retourne pour s'approprier les travaux des thésards via des engagements léonins. Pour un gouvernement dont les prérogatives industrielles ont été supprimées par le Traité de Maastricht, l'éducation (et l'université en particulier) reste le dernier terrain pour développer une politique industrielle et commerciale : tel est il le rêve d'Allègre ?

L'engagement de confidentialité de Paris 6 dépassait la simple protection des intérêts de l'université (reconnue nécessaire par les participants de l'assemblée du 21 septembre), et permettait surtout à l'institution de s'approprier les travaux des thésards. Les doctorants représentent une main d'oeuvre bien formée et sous payée : les bourses de thèses universitaires culminent à environ 6500FFnet/mois, alors qu'un thésards en entreprise sous contrat CIFRE est rémuméré près de 10.000FFnet/mois. Les salaires des personnels sont aussi à comparer avec les équivalents du privé. Une université qui développerait en son sein une activité industrielle (les chiffres avancés par Lemerle dans Le Figaro indique bien une telle volonté) en utilisant ses doctorants et personnels jouirait donc d'un avantage concurrentiel important. Mais il faut rapidement déchanter !

* Parce qu'elle ferait baisser de façon importante le coût de l'innovation, cette université étoufferait les petites entreprises innovantes concurrentes. Elle renforcerait ainsi les grosses entreprises, en exerçant de plus une pression à la baisse sur les salaires des chercheurs du privé.

* Parce qu'elle les réduirait à l'état de chercheurs de seconde zone, cette université repousserait les étudiants puisqu'elle abandonnerait sa mission fondamentale de formation pour organiser l'exploitation dans des conditions défavorables.

* Parce qu'elle aurait tendance à fonctionner sur le mode du secret et de la protection pour se garantir le monopole de ses découvertes, cette université finirait par se couper du monde de la recherche : d'autant plus que la protection par brevets (de la part d'une université publique) impose aux chercheurs extérieurs (mais aussi aux citoyens qui contribuent à son financement) le paiement de redevances.

On est logiquement amené à se poser la question de la pertinence d'un système d'enseignement supérieur et de recherche qui retire d'une main ce qu'il donne de l'autre. L'absurdité est pourtant claire, et consiste à multiplier les missions : administration, enseignement, recherche, et enfin innovation.

Les nouveaux gardiens de l'ordre scientifique

Suite au premier échec engendré par la mobilisation des doctorants (et sans doute pour le camoufler) les langues de nos responsables des directions des relations industrielles se délient pour montrer qu'ils ne sont pas en manque d'idées et cacher la nature de leurs véritables buts. La destruction de l'urbanisme parisien

(dont Jussieu a déjà été un des symboles !) avait identiquement été précédé par des textes et déclarations

que leurs lecteurs ne pouvaient (ou ne voulaient) comprendre tellement ils paraissaient absurdes. L'exemple de l'engagement de confidentialité de Paris 6 montre que ces textes aberrants peuvent être appliqués. Paul Rabette, responsable de la Direction des relations industrielles de Paris 6, déclare d'ailleurs dans le supplément économique du Monde du 12/10/99 : " l'Etat est dans la position d'un joueur de poker qui, après avoir misé 60 milliards de francs (le montant du budget de la recherche publique civile), hésiterait à ajouter quelques centaines de millions pour voir et se coucherait. " Un gouffre s'ouvre devant elle, et l'université va faire un grand pas !

Le même responsable définit très précisément le futur rôle des directions des relations industrielles. " Les cellules de valorisation et de relations industrielles sont là pour éviter que les laboratoires ne se vendent pour une poignée de figues, pour que les recettes profitent à tous et non à quelques-uns, pour que l'on réfléchisse avant de publier et, inversement, pour interdire des exclusivités préjudiciables à la diffusion des connaissances " Tel le dieu Janus aux deux visages, ces grands ordonnateurs ont deux faces : la première est celle d'un bon gestionnaire, la seconde d'un gardien de l'éthique scientifique. Tout comme certaines armées intervenant à la fois dans les forces de protection et au côté d'un camp de belligérants, ils peuvent montrer la plus belle au public. Comme le suggère la description qu'ils donnent de leurs missions, ces nouveaux ordonnateurs sont appelés à contrôler la recherche dans son ensemble. Ils sont d'ailleurs prêts pour cela à modifier les règles fondamentales de l'activité créatrice: " la propriété intellectuelle, par exemple, doit évoluer pour ne pas entraver l'éthique et la transparence de la communauté scientifique " déclare Rémi Barré, directeur de l'observatoire des sciences et techniques, alors que les règles de la propriété intellectuelle protègent les auteurs, et donc les scientifiques.

La mobilisation contre l'engagement de confidentialité de Paris 6 montre que le frottement engendre une résistance, qui peut déboucher sur un succès. D'autres engagements de confidentialité similaires sont en vigueur, notamment dans le cadre des unités associées au CNRS (http://www.cnrs.fr/DRES/dossier_unique/annexes_UMR.html). La logique des engagements de confidentialité est simple. Pour éviter d'être piller et augmenter ses ressources propres, l'université veut mettre en place de soit disant gardes-fous, dont l'aspect confiscatoire n'aura pas échappé aux doctorants de Paris 6. Bien plus qu'une privatisation des moyens de la connaissance, c'est la connaissance elle même que ce système a tenté de confisquer autoritairement.

Le savoir n'est pas une marchandise !

Refusez les engagements liberticides!

Réclamez les engagements déjà signés !

 

CNT SUD-Education