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La précarisation généralisée comme mode de gouvernement

mardi 4 mai 2021

“La précarité subjective des salariés qui ont un emploi stable est le résultat d’un management capitaliste du travail qui engendre une perte de repère du salarié dans son travail. Le salarié n’a plus aujourd’hui son métier en référence de base, ses valeurs et ses connaissances mais il doit au contraire sans cesse s’adapter à de nouvelles organisations du travail, des organigrammes sans cesse différents, à des processus et à des objectifs de performance détachés des métiers. Les salariés sont autonomes et organisent leur travail dans un contexte individuel et de mise en concurrence permanente. Le travail n’est plus une expérience de socialisation mais une épreuve solitaire qui engendre des pertes de repère et une souffrance permanente.” Danièle Linhart, 2015, ITS

Nous relayons ici deux campagnes en cours qui visent à rendre visible le manque de postes statutaires d’EC.

La campagne “Depuis la publication des postes de MCF, comment vous sentez-vous ?” relaie des témoignages de précaires découragés, voire en grande détresse, mais aussi de titulaires inquiets (voir également ce podcast : "Ça y est, mon université a craqué”).

La campagne “Pas de recrutement = pas de rentrée !” propose aux EC titulaires de s’engager publiquement à refuser d’effectuer des heures complémentaires et/ou de recruter des vacataires enseignants pour faire pression sur le ministère.

SUD éducation Sorbonne Université est solidaire de ces deux initiatives, en émettant le vœu qu’elles soient bientôt élargies aux personnels BIATSS.

Nous dénonçons l’exploitation de nos collègues précaires, qu’ils soient enseignant-es, chercheur-ses ou BIATSS. Nous encourageons nos collègues titulaires à s’engager contre la précarité, non seulement par solidarité avec nos collègues précaires, mais aussi parce que les méthodes de management qui entretiennent la précarité ont également pour conséquence de nous déposséder toutes et tous de nos métiers.

La précarisation généralisée a pris corps dans la société entière grâce à un volant de chômage énorme. Celui-ci a été mis en place depuis les années 1980 et aucun gouvernement n’a réellement voulu le résoudre depuis : par exemple, la réduction du temps de travail, même avec le passage aux 35h/semaine, ne compense pas les hausses de productivité et d’intensité du travail.

Le chômage, en plus de faire pression à la baisse sur les salaires, opère une pression directe sur les salariés du secteur privé, car il les "enchaîne" à leur entreprise et par suite accroît encore la subordination caractéristique du travail salarié. [1]

Dans la fonction publique, où cette subordination est moindre et où la pression du chômage n’opère pas, le nouveau management public a repris les méthodes utilisées dans le secteur privé des années 1980 pour intensifier la subordination :

  • travail sur projets,
  • objectifs fixés en laissant les moyens au choix de la personne.

Ces méthodes font croire à une liberté accrue de la personne salariée alors qu’elles accentuent objectivement sa subordination aux objectifs des directions. Le changement incessant des objectifs devient alors la méthode de choix pour “précariser subjectivement” les personnes individuellement.

A l’université et dans la recherche, ce nouveau management des individus a été mis en place depuis la loi LRU (2007) qui a donné de plus en plus les mains libres aux présidences élues, non pas sur le financement des universités, mais sur l’organisation du travail, la vie des équipes, aussi bien en enseignement qu’en recherche et sur l’embauche de personnel non fonctionnaire.

Les objectifs sont fixés par le ministère qui laisse aux présidences le choix des moyens pour y parvenir. Ce modus operandi s’applique en cascade puisque les présidences donnent alors aux structures inférieures (composantes, UFR, départements d’enseignement) des "contrats d’objectifs et de moyens" où le choix porte en fait seulement sur les moyens et évidemment pas sur la définition des objectifs qui reste l’apanage du pouvoir.

La subordination de la personne salariée aux objectifs de la direction est ainsi mise en place dans la fonction publique. Depuis les années 2000, les changements incessants, aussi bien dans les directives ministérielles que dans les directives locales, engendrent autant une perte de sens de son propre travail que des valeurs de service public auxquelles ce travail devrait être subordonné. Il s’agit bien là d’une aliénation au sens originel du mot.

Créée par le travail sur projets, la précarisation du travail de recherche est exacerbée par la carence de postes qui pousse les EC titulaires à effectuer une masse d’heures complémentaires d’enseignement : un tiers des heures d’enseignement données à l’université sont des heures complémentaires. En réalité, de même que le temps passé à répondre aux appels à projet en tous genres, les heures complémentaires sont prises sur le temps de travail de recherche, venant ainsi combler le très lourd déficit de titulaires, tout en étant payées de manière dérisoire, pour un “bénéfice double” du ministère malthusien de l’ESR : la recherche, qui à l’université doit être associée aux enseignements, non seulement n’est pas créée mais est “transformée” à bas prix en enseignement pour les titulaires effectuant ces heures supplémentaires.

La perte progressive d’emplois administratifs et techniques, tout aussi criante, est partiellement compensée par des équivalences horaires ou des décharges d’enseignement offertes aux EC pour qu’ils effectuent certaines de ces tâches, bien entendu parmi les plus intéressantes. Les personnels BIATSS se voient donc progressivement privés d’une partie de l’autonomie et de l’intérêt de leur poste, relégués au rang de “personnels d’appui” au mépris de la technicité bien réelle de leurs métiers. Parallèlement, les EC expérimentent ainsi une organisation hiérarchisée du travail, habituellement réservée aux BIATSS, et totalement contradictoire avec l’indépendance garantie par leur statut.

On assiste ainsi à la création de “castes” d’EC : les un-es bénéficiant de confortables décharges d’enseignement et encore capables d’effectuer (ou plutôt encadrer) des recherches dans les domaines plébiscités par les appels d’offres, les autres contraint-es d’accepter des heures complémentaires et d’abandonner des pans entiers de recherche moins à la mode.

Le management de l’université par la politique par projets (ANR, etc...) est imposé comme norme dès avant l’embauche, pourtant devenue infime aujourd’hui : les contrats post-docs, vacations, voire le travail gratuit, s’imposent aux jeunes qui veulent travailler dans le secteur de la recherche, et les contrats temporaires se généralisent pour les postes administratifs ou techniques. Les “jeunes” (plus forcément très jeunes) font donc l’apprentissage, avant même un quelconque poste, de l’habitus "néo-universitaire" constitué de précarité dans les objectifs et les moyens donnés. Cette précarité est facilitée par la précarité financière d’un poste temporaire, et sera pour ces jeunes le premier apprentissage de la vraie subordination salariée.

Se met alors en place une concurrence entre les précaires qui se transforme en une jalousie larvée, lorsque l’un-e d’entre eux est enfin parvenu-e, après de longues années, à obtenir un poste de fonctionnaire. La politisation de cette jalousie se construit à travers l’idée qu’il existerait des privilégiés, totalement indifférents à la situation des précaires. Le problème politique se crispe alors sur des groupes d’individus alors qu’il n’est que le résultat voulu de l’organisation du travail, même s’il est vrai que certains de ces “privilégiés” sont bénéficiaires et collaborateurs du système mis en place.

Au lieu d’opposer fonctionnaires et précaires, la prise de conscience que ce mode d’organisation utilise la précarité généralisée — subjective ou objective — pour intensifier sans cesse la subordination et l’aliénation des personnes, aussi bien dans le secteur privé que dans le service public, doit les rassembler.

Chaque titulaire doit prendre conscience que l’embauche d’une personne précaire est intrinsèquement liée à la précarisation de sa propre position et que les heures complémentaires ne font qu’accentuer la dépossession de son propre travail.


[1Parallèlement à cela se sont mises en place de nouvelles techniques de management dont la plus appréciée et la plus efficace consiste à modeler le salarié de manière à transformer son “idéal du moi” en “moi idéal”, moi idéal entièrement construit par et pour l’entreprise. Les conséquences d’une telle mutation, aussi bien dans la fonction publique que dans le secteur privé, sont un appauvrissement de la notion de “collectivité de travail” au profit de celle “d’entreprise de travail” et l’anéantissement de l’individu dont la subjectivité n’a plus de raison d’être lorsque tout est centré sur la réalisation des objectifs de l’entreprise : les célèbres “burn-out”, qu’il conviendrait de nommer “dépression par dépossession du moi”, en sont le symptôme le plus visible (cf. V. de Gaulejac & N. Aubert, “Le coût de l’excellence”, Seuil, 1991).